Ces trois jours de la Semaine Sainte, que l’Église appelle grands et saints, ont à l’intérieur du déroulement liturgique de la sainte Semaine un but bien défini : orienter les offices dans la perspective de la fin et nous rappeler le sens eschatologique de Pâques.
Bien souvent la sainte Semaine est considérée comme une « belle tradition», une « coutume », une date saillante du calendrier. C’est l’événement annuel attendu et aimé, la fête « observée » depuis l’enfance, pendant laquelle on s’enchante de la beauté des offices, du faste des rites et où l’on s’affaire autour de la table pascale (qui n’est pas de moindre importance…) Puis, une fois tout ceci accompli, nous reprenons la vie normale. Mais avons-nous bien conscience que la « vie normale » n’est plus possible depuis que le monde rejeta son Sauveur, que « Jésus commença à être triste et abattu… son âme infiniment triste jusqu’à la mort… » (cf. Mt 26,37-38), et qu’il mourut sur la croix. Oui, c’étaient bien des hommes « normaux » qui criaient : « Crucifiez-le ! », des hommes « normaux » qui ont craché sur lui et l’ont cloué à la Croix. S’ils l’ont haï et tué, c’est précisément parce qu’il est venu bouleverser et troubler leur vie normale. Jésus a renversé l’équilibre de ce monde « normal » qui préféra l’obscurité à la Lumière, la mort à la Vie… Comme le note saint Jean : « C’est maintenant le jugement du monde » (Jn 12,31), du fait même de sa mort, Jésus a révélé la vraie nature foncièrement « anormale » d’un monde totalement incapable de recevoir la Lumière à cause du terrible pouvoir du mal qui domine sur lui. La Pâque de Jésus indique la fin de « ce monde » et depuis lors il est « à sa fin ». Cette fin peut s’étaler sur des centaines de siècles, mais cela n’altère en rien la nature du temps, « le dernier temps », dans lequel nous vivons – « car elle passe, la figure de ce monde » (1 Co 7,31).
Pâques signifie « pâque, passage » ; pour les juifs, la fête de la Pâque était la commémoration annuelle de l’histoire de leur salut, de leur délivrance que fut le passage de l’esclavage d’Égypte à la liberté, de l’exil à la terre promise. La Pâque était aussi la préfiguration de l’ultime passage – au Royaume de Dieu. Le Christ, lui, est l’accomplissement de la Pâque ; il a accompli l’ultime passage : de la mort à la vie, de ce « vieux monde » au monde nouveau, au temps nouveau du Royaume. Il a rendu possible pour nous ce passage ; vivant dans « ce monde », nous pouvons déjà être « hors de ce monde », c’est-à-dire, libres de l’esclavage de la mort et du péché et participants du « monde à venir ». Il nous faut pour cela effectuer notre propre passage, condamner le vieil Adam en nous-mêmes pour revêtir le Christ dans la mort baptismale ; notre vraie vie est cachée en Dieu avec le Christ, dans le « monde à venir »…
Pâques n’est donc plus une commémoration – belle et solennelle – d’un événement passé ; il est l’événement lui-même, révélé, donné à nous et toujours opérant qui fait que notre monde, notre temps et notre vie sont à leur fin et qui annonce le commencement de la vie nouvelle… Le rôle des trois premiers jours de la Semaine sainte est précisément de nous mettre en face du sens ultime de la Pâque, de nous préparer à la comprendre dans toute son amplitude.
1. Cette injonction eschatologique – c’est-à-dire ultime, décisive et finale –, ressort bien dans le tropaire commun à ces trois jours : « Voici l’Époux, il arrive au milieu de la nuit ; bienheureux le serviteur qu’il trouvera vigilant, malheureux au contraire celui qu’il trouvera dans l’indolence. Veille donc, ô mon âme, à ne pas tomber dans le sommeil, pour qu’à la mort tu soit livrée et que les portes du Royaume ne se ferment devant toi, mais redouble de vigilance pour chanter : Saint, saint, saint, es-tu, Seigneur notre Dieu, par les prières de la Mère de Dieu aie pitié de nous ! »
Minuit, l’heure où le jour s’achève pour laisser place à un jour nouveau, est pour le chrétien le symbole du temps dans lequel il vit. D’une part l’Église est encore dans ce monde, partageant ses faiblesses et ses tragédies, et d’autre part, son être véritable n’est pas de ce monde, car elle est l’Épouse du Christ et sa mission est d’annoncer et de révéler la venue du Royaume et du jour nouveau. Sa vie est une veille perpétuelle et une attente, une vigile orientée vers l’aurore de ce nouveau jour… Mais notre attachement au « vieux jour », au monde avec ses passions et péchés, reste encore bien tenace en nous nous savons combien profondément nous appartenons encore à « ce monde ». Nous avons vu la lumière, nous connaissons le Christ, nous avons entendu parler de la paix et de la joie de la vie nouvelle en lui, et pourtant, le monde nous tient encore en esclavage. Notre faiblesse, notre constante trahison du Christ et notre incapacité à donner la totalité de notre amour à l’unique véritable objet d’amour, sont magnifiquement exprimés dans l’exapostilaire de ces trois jours : « Ta chambre, je la vois toute illuminée, ô mon Sauveur, et je n’ai pas l’habit nuptial pour y entrer et jouir de ta clarté : illumine le vêtement de mon âme et sauve-moi, Seigneur, sauve-moi ! »
2. Le même thème est développé plus loin dans les lectures d’Évangile de ces jours. C’est d’abord le texte entier des quatre Évangiles (jusqu’à Jean 13, 31) lu aux heures (prime, tierce, sexte, none) qui montre que la Croix est l’apogée de toute la vie de Jésus et de son ministère, la clé pour les comprendre vraiment. Tout dans l’Évangile conduit à cette ultime « heure de Jésus » et tout doit être vu à la lumière de cette heure. Ensuite, chaque office a sa propre péricope d’Évangile :
Lundi : À matines : Matthieu 21, 18-43 – l’anecdote du figuier stérile : symbole du monde créé pour porter des fruits spirituels et faisant défaut dans sa réponse à Dieu ;
À la liturgie des Présanctifiés : Matthieu 24, 3-35 – le grand discours eschatologique de Jésus, les signes et l’annonce de la fin ; « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ».
Mardi : À matines : Matthieu, 22, 15, 23-39 – condamnation du pharisaïsme, c’est-à-dire de la religion aveugle et hypocrite de ceux qui pensent qu’ils sont les meneurs des hommes et la lumière du monde, mais qui en fait « ferment le royaume des cieux aux hommes… »
À la liturgie des Présanctifiés : Matthieu 24, 36 à 26, 2 – la fin, les paraboles de la fin : les cinq vierges qui ont assez d’huile dans leur lampe et les cinq folles qui ne sont pas admises au banquet des noces ; la parabole des dix talents (« Soyez prêts car c’est ainsi que le Fils de l’Homme viendra à l’heure où vous ne le pensez pas. » Et finalement le Jugement dernier.
Mercredi : À matines : Jean 12, 17-50 – le rejet du Christ, le resserrement du conflit, l’ultime avertissement : « C’est maintenant le jugement de ce monde… Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j’ai fait entendre, voilà qui le jugera au dernier jour. »
À la Liturgie des Présanctifiés : Matthieu 26, 6-16 – la femme qui versa le nard précieux sur Jésus, image de l’amour et du repentir qui seul nous unissent au Christ.
3. Ces péricopes d’Évangile sont expliquées et commentées dans l’hymnographie de ces jours : les stichères, les « triodiques » (courts canons de trois odes chantés à matines) au cours desquels retentit cette exhortation : « la fin et le jugement approchent, préparons-nous »…
« Marchant librement vers sa Passion, le Seigneur disait aux apôtres en chemin : “Voici, nous montons vers Jérusalem et le Fils de l’homme sera livré.” Venez, purifions nos pensées pour marcher avec lui, laissons-nous crucifier comme lui, en lui nous mourons aux plaisirs de la vie afin de vivre avec lui et de l’entendre nous crier : “Ce n’est plus vers la Jérusalem terrestre que je monte pour souffrir, mais je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ; avec moi vous monterez vers la Jérusalem céleste, dans le Royaume des cieux.” » (Lundi à matines).
« Voici que le Seigneur t’a confié son talent : ô mon âme, reçois ce don avec crainte ; fais-le fructifier pour celui qui te l’a donné, distribue-le aux pauvres et tu auras le Seigneur pour ami, afin d’être à sa droite lorsqu’en gloire il reviendra et d’entendre sa bienheureuse voix de dire : “C’est bien, mon serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur.” Malgré mon égarement, Sauveur, rends-moi digne de cet joie ! » (Mardi à matines).
4. Pendant le Carême, on lit à vêpres deux livres de l’Ancien Testament : la Genèse et les Proverbes ; au début de la sainte Semaine, ils sont remplacés par l’Exode et le livre de Job. La lecture du livre de l’Exode est celle du récit de la libération d’Israël de l’esclavage d’Égypte, de sa Pâque ; elle nous dispose à saisir le sens de l’exode du Christ vers son Père et l’accomplissement en lui de toute l’histoire du salut. Job, homme de douleur, est l’icône du Christ de l’Ancien Testament. Cette lecture annonce le grand mystère des souffrances du Christ, de son obéissance, de son sacrifice.
5. La structure liturgique de ces trois jours est encore celle des offices de Carême : elle comprend la prière de saint Éphrem le Syriaque et les métanies qui l’accompagnent, la lecture plus longue du Psautier, la liturgie des Présanctifiés et les chants liturgiques de Carême. Nous sommes encore dans le temps du repentir, car seul le repentir peut nous faire participer à la Pâque de notre Seigneur et nous ouvrir les portes du festin pascal.
Le grand et saint Mercredi, lors de la dernière liturgie des Présanctifiés, après avoir enlevé les saints Dons de l’autel, le prêtre lit une dernière fois la prière de saint Éphrem ; c’est alors que toute préparation est achevée : le Seigneur nous convoque maintenant à sa Dernière Cène.
Père Alexandre Schmemann
Paru dans Le Messager orthodoxe, No 55-56, 1971.
Traduit par les sœurs du monastère de la Résurrection.
Cette traduction diffère légèrement de celle qui paraît
dans le livre Le Mystère pascal, Bellefontaine, 1975.